– Do you speak English? – Nie !

Le sinistre Palais de la Culture, à Varsovie.

Carnet de voyage polonais, feuillet n°3.

Mardi 5 janvier 2010, Varsovie

J’ai beaucoup marché. Dans la vieille ville d’abord. Reproduite à l’identique après que la ville ait été rasée à 80%, la vieille ville de Varsovie est un exploit, une façon de faire la nique au destin. Même si la peinture trompe-l’oeil s’écaille déjà sur les façades des immeubles, découvrant des murs de brique sous leur déguisement. L’inscription de Varsovie au Patrimoine mondial de l’UNESCO est méritée. Cette reconstruction est une belle preuve du courage tant vanté des Polonais.

Il neige, et des nuées d’enfants en sortie de classe pépient dans les rues. Je rentre dans une église. Une vieille dame prie à genoux devant une énorme grille de fer forgé. On ne peut pas parcourir l’église, elle est « fermée ». On ne peut que rester derrière cette grille pour contempler une demi-douzaine de sapins de Noël clignotants, et une énorme Vierge en stuc, toute de bleu ciel vêtue.

Je quitte la vieille ville et atteint Nowy Swiat, littéralement « le nouveau monde » : l’avenue principale de Varsovie, qui me fait penser à la Perspective Nevski des Nouvelles de Saint-Pétersbourg de Gogol. Chic et occidentale, cette longue rue arbore des magasins de vêtements de luxe (Max Mara, Wolford) et des ribambelles de cafés sans âme.

Dans un froid mordant, je poursuis ma marche jusqu’au fameux Palais de la Culture érigé par Staline. Une verrue. Un énorme bâtiment crénelé, bâti entre 1952 et 1955. La décoration intérieure est bien dans la veine monumentale soviétique, en marbre gris et rose, froid, inhumain. En attendant l’ascenseur qui grimpe au 30e étage, je constate un sifflement singulier, un bruit de film de science-fiction, comme si une navette spatiale approchait. Cela ajoute encore à l’étrangeté lunaire du lieu. Je comprends enfin qu’il s’agit du bruit des va-et-vient des treize ascenseurs du « palais ».

Panorama décevant. Le brouillard nimbe Varsovie d’une tristesse encore plus pesante. Un énorme grillage prévient des chutes et des suicides. Pas étonnant qu’on ait envie de se jeter dans le vide quand on voit ça, me dis-je furtivement, avant de fuir ce lieu bizarre.

J’ai pour projet de me rendre à Cracovie, puis à Vilnius, en Lituanie, qui n’est qu’à 8 heures de train environ. Je me rends donc à la gare de Varsovie pour acheter mon billet. Tout y est écrit en polonais, et les panneaux semblent dater des années 70 ; je reconnais l’ambiance du très beau court-métrage documentaire Dworzec (« La gare ») de Kieslowski. Je m’approche d’un guichet.

– Do you speak English?

– Nie, (« niè » en phonétique, c’est-à-dire « non », bien évidemment), me répond la vendeuse quiquagénaire d’un air las.

– Aller – Cracovie – jeudi – matin, dis-je péniblement, mettant bout à bout quelques mots de polonais, piqués dans le lexique du guide du Routard.

La vendeuse panique derrière ses lunettes à monture seventies. Elle brandit une feuille plastifiée avec des colonnes de chiffres à virgule, et des mots pas tellement éloignés de l’alphabet japonais pour moi.

– No, no, I don’t want the prices, m’écriè-je, give me the timetable!

Un homme d’affaires vole à mon secours. Gentleman, comme le sont souvent les hommes en Pologne. Mais pressé, sans sourire, il me commande un billet aller-retour pour Cracovie, puis disparaît.

Je me dirige ensuite vers la caisse internationale pour acheter le billet pour Vilnius.

– Do you speak English?

– Nie.

(Palsambleu. C’est la caisse internationale, c’est la gare d’une capitale européenne et ils ne parlent pas un mot d’anglais. Je vais les étrangler).

La vendeuse voit une lueur de folie meurtrière dans mes yeux. Elle dit négligemment :

– Oh, yes, maybe, a little. I can try.

– I would like to go to Vilnius on Friday, please.

La caissière prend un bout de papier minuscule, et y inscrit un horaire (23h) et une date (8.01.2010) ; elle le balance à travers l’hygiaphone et décroche son portable qui vient de sonner. Elle disparaît aussitôt. Je l’attends. Elle ne revient pas. Je n’ai même pas eu le temps de voir qu’elle a promptement retourné sa petite pancarte : « fermé ».

Perplexe et fulminante, je tente de prendre le tram pour me rendre dans le ghetto de Varsovie. Complètement paumée devant le plan des lignes de tramway. Une adorable petite vieille m’aborde en polonais. Apparemment, elle veut m’aider.

– Do you speak English? demandè-je timidement.

– Nie…

Évidemment. Mais, tout sourire, malicieuse et agile, elle mouline des bras et m’explique avec force rires que je dois grimper dans le prochain tram sur le quai d’en face.

Je vais vous dire un truc : ce qu’il y a de mieux, en Pologne, c’est les vieilles dames. Je vous explique ça dans le prochain billet.

17 Commentaires

Classé dans Cinéma, Ma vie littéraire

17 réponses à “– Do you speak English? – Nie !

  1. Ton récit m’a rappelé la lecture d’un roman de Ferenc Karinthy, « Épépé ».

    Un linguiste nommé Budaï s’endort dans l’avion qui le mène à Helsinki pour un congrès. Mystérieusement, l’appareil atterrit ailleurs, dans une ville immense et inconnue de lui. Surtout, la langue qu’on y parle lui est parfaitement inintelligible. Ni la science de Budaï – il maîtrise plusieurs dizaines de langues – ni ses méthodes de déchiffrement les plus éprouvées ne lui permettent de saisir un traître mot du parler local. Tandis qu’il cherche désespérément à retrouver sa route, le mur d’incompréhension se resserre. Sous les apparences familières d’une grande cité moderne, tout paraît étrange et inhumain. Au plus profond de l’incommunicabilité, Budaï fait un séjour en prison, connaît des amours éphémères et participe même à une insurrection à laquelle il ne comprend décidément rien. Cauchemar oppressant et férocement drôle, Épépé réveille en nous la plus forte des hantises : devenir étrangers au monde qui nous est le plus familier.

    • ça a l’air génial. Je ne connaissais pas du tout cet auteur.
      C’est vrai que la Pologne peut susciter ce sentiment étrange au milieu d’une configuration pourtant tout à fait familière. Varsovie est très occidentale et très orientale à la fois. Troublant…

  2. Lothaire

    Je suis Français, expatrié à Varsovie, et vivant quotidiennement dans cette ville permettez moi de dire que votre description de cette ville est complètement erronée. C’est une ville magnifique, pleine de vie. Mais encore faudrait il être assez ouvert de coeur et d’eprit pour s’en rendre compte.

    PS: même a Paris je ne suis pas sur que l’on trouve des guichets Bilingues , ce qui est je trouve encore plus choquant.

    • Étonnante agressivité.

      Je déteste le politiquement correct et permettez-moi de vous dire que si vous aviez pris la peine de lire mes autres billets et ce que je pense de la Pologne, vous ne vous autoriseriez pas à écrire de telles choses sur mon compte. Du moins je l’espère.

      Si vous n’avez pas envie de comprendre que, dans mes pages, il s’agit d’un voyage, d’une expérience, et de tranches de vie, alors ne me lisez pas, et ouvrez un guide touristique à la place, vous n’y trouverez rien de subjectif.

      Quant aux agressions du genre « pas de cœur ou d’ouverture d’esprit », excusez-moi d’être brutale, mais je trouve ça totalement déplacé et odieux de la part de quelqu’un qui ne me lit pas ni ne me connaît.

      Sans rancune.

      PS : l’humour est un rempart efficace contre les préjugés. Mais encore faut-il avoir de l’humour.

      • Lothaire

        Je n’ai rien à vous répondre. mais je souhaite au maximum de personnes de découvrir le vrai Varsovie qui n’est pas comme décrit ici.

  3. Mo

    Oui, ça castagne ici…
    Un des souvenirs de voyage qui me gonfle de fierté, c’est d’avoir réussi, à Bratislava, à acheter des timbres non pour envoyer des lettres (facile…) mais de collection. Moi en franglais, elle en slovaque, toute la poste morte de rire. Evidemment, ça marche si en face on y met du sien…
    Ta description me rappelle l’Estonie (quand Estonien pas comprendre, lui toujours faire ainsi)(mais les Estoniens de moins de 40 ans parlent un anglais impeccable, et ils sont les plus nombreux) et la Russie – les babouchkas….
    J’attends la suite!

  4. Question peut-être un peu bête mais tu n’as pas essayé de leur parler allemand ? En Europe de l’Est ça marche parfois mieux que l’anglais.

  5. Mo

    L’allemand en Europe de l’Est, ça peut être risqué. Pas forcément autant que le russe, mais q suivant l’âge de la personne en face ça peut ne pas plaire… En tous cas pour moi ça n’a jamais été très utile, d’autant que les jeunes ne le parlent plus tellement (mais je en connais pas la Pologne!)

    • Hmmm le langage des signes alors :) ? Ou le français… qui marche bien en Roumanie d’ailleurs. Je sais juste que j’ai souvent rencontré des Ukrainiens, Biélorusses, Polonais, Tchèques etc. qui préféraient parler allemand plutôt qu’anglais.

  6. @ Mo et Agnès : l’allemand ne passait pas et mon ami polonais de Berlin m’avait bien recommandé de l’éviter! je l’ai tenté de temps en temps mais personne ne le comprenait de toute façon.
    Les jeunes Polonais que j’ai rencontrés parlent souvent l’anglais – mais assez mal! Cela dit mieux que les Français…

  7. Moi, je ne trouve pas que ton poste est préjugé, surtout comme c’est évident à quel point tu aimes la culture polonaise. Et tu racontes simplement des choses dans la façon dont elles étaient pour toi. C’est dommage si on ne peut dire que du bien d’un pays. Ma coloc est partie en Russie et elle avait beaucoup de mal à se faire comprendre avec l’anglais et pense que l’allemand n’aiderait pas beaucoup non plus.

  8. Cécile

    Ainsi que vous le dîtes parfaitement, cette note fait partie d’un « carnet de voyages », de ressentis forcément personnels et relatifs à un contexte, une expérience de vie. Evidemment que celle-ci est subjective, elle l’est par essence et par définition et c’est très bien ainsi. Dieu merci, nous avons encore le « droit » de penser chacun par nous-mêmes et de ressentir les choses différemment les uns des autres. N’est-ce pas ça aussi qui fait la richesse de notre monde? Alors, même si votre témoignage ne reflète pas la vie telle que la vivent un certain nombre de polonais ou d’expatriés, il est un éclairage, celui d’une personne originaire d’ailleurs et découvrant ce pays et il a , à ce titre, tout son intérêt, je pense. Je comprends d’autant mieux vos ressentis que je viens d’entendre le récit de mon mari qui rentrait de Bucarest, j’ai retrouvé dans ses impressions une partie des vôtres. Et étant moi-même expatriée à l’étranger, je ressens les choses comme une étrangère découvrant un pays. J’arrive avec ma culture, mon passé, ils teintent forcément ma façon d’appréhender une nouvelle culture. Par ailleurs, il faut pouvoir dire les choses, y compris quand nous ne les ressentons pas « positivement », pas de langue de bois en effet! On n’est pas irrespectueux des gens pour autant, il me semble.

  9. @ Vanessa et Cécile : merci à vous deux, comme vous je pense que j’ai le droit de dire ce que j’ai vécu (et il n’y a vraiment rien de méchant, c’est du délire), point barre… Mais il arrive souvent que des lecteurs s’offensent pour des raisons qui leurs sont tout à fait personnelles, cela m’est déjà arrivé par le passé!

  10. J’adore… Sans doute aussi parce que cela me rappelle des souvenirs, en gare de Cracovie cette fois!

    • La gare de Cracovie c’est pour bientôt! Cracovie toute entière d’ailleurs… Je n’ai hélas pas encore eu le temps de taper mes derniers feuillets de voyage car je suis en plein (et énième) déménagement…

  11. À propos de ce roman « Épépé » je me suis rappelé une blague polonaise de l’époque communiste.

    C’est un français qui prend le train à Paris pour se rendre à Moscou et un russe qui prend le train à Moscou pour se rendre à Paris.
    Lorsque le train de Paris fait une escale à Varsovie, le français regarde par la fenêtre et s’exclame « Je suis arrivé ! ». Et lorsque le train de Moscou fait escale à Varsovie, le russe regarde par la fenêtre et s’exclame « Je suis arrivé ! ».

    Ça n’est pas rien de dire que Varsovie se trouve en Europe Centrale et non de l’Est.

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