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Norma Jean est vivante

La Berlinale est finie et Bal, le film de Semih Kaplanoğlu dont je vous faisais l’éloge, a gagné l’Ours d’Or. A très juste titre. Avec Werner Herzog dans le rôle de président du jury, ça ne pouvait pas rater de toute façon.

Sur tous les tapis rouges du monde, cependant, flotte une éternelle ombre blonde. Quelqu’un, un doux fantôme pâle à la moue d’enfant maquillée, semble toujours manquer, partout où l’on dit le mot de « star » et de « cinéma ». Elle incarnait le glamour hollywoodien et son chaos tout à la fois. Elle était la quintessence de… de quoi? de la « star » ultime? de la féminité? de la fragilité? de la sexualité?

J’ai acheté Blonde de Joyce Carol Oates à l’American Bookstore de Varsovie, en me disant que je jetais peut-être un peu mes zlotys par la fenêtre. Peuh! Oser raconter la vie de Marilyn Monroe sous forme de fiction? Pour qui se prend-elle, cette Joyce Carol?

– Ici, un petit interlude nostalgique explicatif. Je sais tout, ou presque, sur Marilyn Monroe (de son vrai nom Norma Jean Baker). A l’âge de 11 ans, la robe blanche volant sur la bouche d’aération a déclenché en moi une passion démente pour l’actrice américaine. Je voulais la même bouche (raté), les mêmes cheveux (raté), la même voix (je l’imite mieux que Didier Gustin). J’ai même appris l’anglais en regardant ses films. Bref, je l’adorais, j’ai lu plein de bios, je collectionnais ses photos, j’aimais sa tragédie en backstage sous sa beauté foudroyante, je voulais la sauver, je l’AIMAIS. –

Et me voilà à lire une fiction écrite sur une vie dont le pékin moyen croit connaître, comme moi, les moindres détails : les films, les hommes, le succès interplanétaire, les médicaments, l’enfance pathétique à l’orphelinat, le suicide.

Mais J.C. Oates plonge dans les entrailles de Norma Jean et nous invente/dévoile toutes les coulisses de sa vie intérieure. Au bout de dix lignes, déjà, on se fiche comme d’une guigne de savoir à quel point Oates brode, ou non, sur la vraie vie de Marilyn. Comment rendre de façon authentique une existence aussi publique, aussi fictionalisée de son vivant, sinon… en la contant de nouveau? Oates pénètre les tourments et les espoirs de Marilyn mieux que n’importe quel écrivain l’a fait avant elle, et nous raconte une histoire dont il est impossible de décrocher.

Oates est américaine et c’est tout à son honneur. Elle utilise à merveille deux des choses que nos amis d’Outre-Atlantique ont apporté au monde de l’art : le storytelling et l’Actors’ Studio. Dans son roman, il n’y a pas un mot de trop – c’est un roman-fleuve dont chaque remous est vital. La courbe narrative est parfaite, on pourrait presque l’adapter telle quelle au cinéma, s’il se trouvait une folle quelconque pour oser interpréter Marilyn. Voilà pour le storytelling.

Pour l’Actors’ Studio (technique de jeu d’acteur utilisée par Monroe dans les années 50, d’ailleurs), c’est en imaginant les moindres détails de la mémoire de Norma Jean, en fouillant dans les recoins sombres de son passé que Oates parvient à créer un personnage aux mille dimensions, à la fois star sublime de cinéma et petite-fille broyée, mère manquée et épouse chaotique, poète frustrée, actrice acharnée. Quasi-schizophrène, la Marilyn de Oates n’en est cependant jamais moins vivante et proche du lecteur. Un exploit.

Une langue presque inspirée des rythmes simples et répétitifs de la Bible soutient cette navigation à travers l’histoire d’Hollywood et des États-Unis dans les années 50, où se débat la frêle Marilyn. Elle ne sut pas user du sex power dont elle disposait pour survivre. Elle en mourut. Joyce Carol Oates nous livre le plus beau portrait qui soit du sex symbol made in USA, celui qui orne nos mugs et nos trousses à maquillage. Sans fard.

Norma Jean, ou Marilyn Monroe enfant

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Fotoplastikon

Belle entre les belles : Grazyna Szapolowska, dans « Brève histoire d’amour » de Kieslowski (1988)

Carnet de voyage polonais, feuillet n°4.

Mercredi 6 janvier 2010, Varsovie.

Au premier plan, un homme et une femme. Beaux, la trentaine. Hollywoodiens. Elle, Jane Russel. Lui, Cary Grant ? Il dit quelque chose à l’oreille de « Jane Russel », qui, elle, se tourne de trois quarts vers le spectateur. Ils semblent se moquer sérieusement de l’hideuse construction qui se termine en arrière-plan : le Palais de la Culture de Varsovie, un monstre de pierre commandé par Staline, alors que la ville manque cruellement de logements. Nous sommes au milieu des années 50. Nos Jane Russel et Cary Grant polonais sont jeunes, beaux – la guerre ne les a pas détruits. Lui, il aurait pu mourir au front – elle, sous les bombardements. Mais ils sont là, vivants, et ils se moquent de la mégalomanie communiste sur cette photo en noir et blanc.

Le Fotoplastikon est une pure merveille. Un trésor qui n’existe qu’à Varsovie. C’est l’ancêtre du cinéma. Une rotonde de projection de photos stéréoscopiques. Cette machine en bois date de 1905. La jeune femme rondouillette et souriante qui tient le lieu me dit, dans un anglais haché, qu’il s’agit bien de la machine originale. Le seul exemplaire au monde – miraculeusement préservé de l’histoire tourmentée de Varsovie!  En s’installant sur un petit tabouret, on regarde à travers des trous percés dans le bois des photos de Varsovie depuis le 19e siècle jusqu’à aujourd’hui. Phénoménal!

Sur une autre très jolie photo, celle-là datant de mai 2009, défilent des majorettes en jupette rouge. Tout devant, une adolescente de seize ans, châtain et svelte dans son minuscule costume de majorette, regarde le photographe. Et elle se moque, elle aussi. En coin. La lèvre relevée à droite, dans un sourire puissamment ironique. « Je suis la plus belle des majorettes. Rien ne peut me vaincre ». Cette jeune fille, pour moi, incarne la Pologne relevée. Celle qui ramassait les décombres de la vieille ville, et rebâtissait tout à l’identique, après la Seconde Guerre Mondiale.

Si cette jeune fille avait huit ans, alors elle serait l’adorable enfant  en robe courte que l’on voit sur une autre photo du Fotoplastikon. De dos, la petite fille plante une pelle dans un tas de ruines sur la place de la vieille ville, juste après la guerre. La place n’est plus qu’une ligne d’horizon. L’enfant travaille déjà à la reconstruction. Huit ans à peine, et déjà les manches retroussées.

La Pologne est une sacrée bonne femme. Elle n’a pas froid aux yeux. Ce n’est pas pour rien que Varsovie a choisi pour emblème une sirène armée d’un bouclier. Sa statue se trouve, petite et gracieuse, sur la place de la vieille ville. Plus loin dans la ville, les communistes en ont bâti une autre version, musculeuse,  héroïque et monumentale. Sexys et combatives sont les Polonaises. Par -20 degrés, elles affrontent le froid en minijupe et doudoune ceinturée.

Il neige tant que mes pieds s’enfoncent dans la poudreuse. Je me réfugie dans un adorable salon de thé tenu par deux blondes bavardes et gracieuses. L’endroit s’appelle Belle époque*, il est parfaitement féérique. Les murs sont rose pâle et vieux rose, les tables recouvertes de napperons en dentelle, partout traînent des chapeaux à voilette dignes de la Reine Mère. Ce lieu serait un rêve pour petite fille anglaise, qui jouerait à recevoir pour le thé comme sa grand-mère. Je me réchauffe avec un shoot de calories maximal : un gâteau maison aux noix et à la crème pralinée – bien plus gros que mon estomac. Avec ça, un cappucino qui bat les records du sublime, à la cannelle et au gingembre.

Passablement anéantie par la dose de sucre que je viens de m’injecter, je lève les yeux sur les photos de stars du passé qui couvrent les murs. Bardot, Dietrich et Garbo se disputent le rôle de la plus canon de toutes. Mais la plus belle, la voilà. Sous mes yeux, une photo dédicacée de sa propre main : Grazyna Szapolowska, la sublime actrice de Brève histoire d’amour et de Sans fin de Kieslowski.

L’ombre du grand cinéaste plane toujours sur Varsovie. Je le savais bien! Je digère en souriant. Le destin est bien fait. Peut-être même, me dis-je avec excitation, suis-je assise à l’endroit même où Grazyna a posé ses fesses ? Oh! Cela me rend heureuse. Je commande un deuxième cappucino et je le bois à la santé de Grazyna.

Dans le prochain billet, je vous emmène à Cracovie, à la rencontre d’un très grand artiste…

* Café Gallery Belle Epoque

Freta 18, 00-227 Varsovie, Pologne

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Rue des âmes, Varsovie

Rue Prozna, Varsovie

Carnet de voyage polonais, feuillet n°3.

Mardi 5 janvier 2010, Varsovie.

J’ai promis dans le dernier billet de vous raconter pourquoi les vieilles dames de Varsovie sont la perle de la capitale polonaise. C’est parce qu’elles sont de véritables poèmes. Elles portent des lunettes improbables, des petits hauts trop serrés imprimés léopard, de grands pulls tout doux aux couleurs pastels. Elles fument des Marlboro Light – à leur âge! Elles ont des chapeaux cloche en mohair blanc ou rose bébé. Elles traversent la rue avec une canne, dont elles se servent comme pic à glace sur les trottoirs gelés, avançant bravement comme de petites alpinistes duveteuses dans les larges avenues de Varsovie.

Au très chic café A.Blikle*, dans la rue Nowy Swiat, on mange le dessert le plus féminin qui soit, le paczek. Un beignet léger, glacé au sucre sur le dessus, et fourré à la crème de rose. C’est comme une explosion de parfum rétro et poudré dans la bouche, lorsque l’on attaque le coeur du beignet. Deux vieilles dames se penchent au-dessus de leurs paczek et de leur tasse de thé, pour se raconter, en souriant avec ironie, des histoires qui semblent terriblement croustillantes.

Après ce délicieux (et bourgeois) beignet à la rose, je me rends sur les traces du ghetto juif de Varsovie.  Créé en 1940 pour y parquer littéralement tous les Juifs de la ville (380 000 personnes) il était entouré par 18 km de murs, en plein cœur de la ville, et ce jusqu’à sa destruction en 1943. C’est là qu’ont vécu, dans des conditions de grande pauvreté, des familles entassées les unes sur les autres, avant d’être quasiment intégralement déportées par les Nazis vers le camp de Treblinka II en 1942.

Du célèbre ghetto de Varsovie, il ne reste rien, si ce n’est la petite rue Prozna. Deux simples rangées d’immeubles de brique rouge, complètement délabrés, soutenus par des échafaudages. Une fondation américaine, la Jewish Renaissance Foundation, les a rachetés pour les rénover. Heureusement. Car ces bâtiments ont une âme. Lépreux, écorchés, ils semblent gémir encore de la perte de leurs habitants.

C’est sans doute la fondation américaine qui a accroché à leurs façades les photos jaunies et agrandies de ceux qui, j’imagine, vivaient là. Des petites filles aux longs cheveux ondulés, des femmes à la mèche crantée, des hommes rasés de près et droits comme des « i » semblent me regarder avec compassion depuis un ciel éternel. Je reste comme en prière sous leurs effigies palpitantes, paralysée d’émotion. Pas juive, et tout à coup, pourtant…

Je rentre dans une cour d’immeuble, miraculeusement préservée des bombardements des années 40. Des gens vivent donc encore là! me dis-je en voyant une femme blonde de quarante ans faire la cuisine au premier étage. Quel contraste saisissant offrait la vision de cette femme à la vie simple et moderne, dans la tristesse infinie des immeubles rouges tout autour.

La petite rue Prozna n’est rien, à peine 500 mètres, à peine quatre immeubles et quatre portes cochères en ruines… elle est cependant aussi belle et déchirante que la musique yiddish, elle a le charme douloureux d’une immense lamentation. La rue Prozna chante au cœur de Varsovie. Elle raconte tout aussi bien l’insoutenable injustice faite aux Juifs que les images d’Auschwitz. Parce que, dans la rue Prozna, on peut encore imaginer la vie de tous les jours. La famille, le travail, la cuisine, l’amour. Ce sont les traces d’une vie quotidienne fauchée dans sa fleur, qui frappent violemment l’imagination.

La rue Prozna, 500 mètres à peine? Mais cela valait bien la peine de faire 516 kilomètres pour la voir de près. Pour en respirer l’âme – les âmes. Inoubliables. Et qu’il ne faut pas oublier.

*Café A.Blikle

Nowy Świat 35, Warszawa

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