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Everyday

« Strawberry Shortcakes », manga de Kiriko Nananan

Je vous ai déjà parlé, il y a un an et demi, de Kiriko Nananan.

Pour moi, c’est une histoire d’amour qui a commencé en 2008 alors que je suis tombée sur l’album Amours blessantes, publié aux éditions Sakka.

Ce trait pur, ces cadrages inattendus. Toujours des histoires de jeunes filles – mais de jeunes filles qui en bavent, de l’amour. Qui dorment sur le paillasson du mec qu’elles aiment. Qui se demandent d’où elles viennent, où elles vont. Si elles pourront supporter le quotidien avec un homme. Si leur poisson rouge a la réponse à la question : « Est-ce que ça fait peur, la mort? » Si elles auraient dû garder cet enfant qui poussait dans leur ventre même si…

Kiriko Nananan fait du cinéma sans en avoir l’air. Un cinéma en noir et blanc, tendre, lent, puissant et intime. Ses romans graphiques vont toujours chercher la mèche de cheveux égarée sur l’oreiller, en gros plan, ou un travelling très doux sur une rue déserte de Tokyo, la nuit.

Le dialogue intérieur des jeunes femmes est une somme de petits haïkus qui ne cherchent pas la sophistication. Les héroïnes parlent comme ce qu’elles sont : des filles de vingt-cinq ans.

Kikuchi

a caressé

mon corps.

Personne

d’autre

ne doit me

toucher!

Everyday est un très bel album qui raconte le quotidien extrêmement banal d’une jeune vendeuse de vêtements qui subvient aux besoins de son petit ami musicien. Jusqu’au jour où elle accepte un job comme hôtesse de bar… et les propositions graveleuses d’un client…

Water regroupe les premières histoires de Nananan publiées dans des magazines pour la jeunesse dans les années 90. Où l’on voit que son trait s’est grandement affiné et qu’elle excelle aujourd’hui dans l’art de l’épure. De même, ses personnages ont des visages clairement plus japonais qu’à ses débuts.

Strawberry Shortcakes est l’une de ses œuvres les plus bouleversantes. Quatre portraits de filles à Tokyo, perdues dans leurs tourmentes intérieures et leurs histoires d’amour foirées. Kiriko Nananan se met elle-même en scène de manière violente : la jeune Tôko, dessinatrice, est devenue boulimique après s’être fait plaquer par l’homme qu’elle aimait. Elle raconte ses crises, sa solitude, sa honte. Sa coloc, Chihiro, est une enfant de paysans, et renie ses origines farouchement, bouffée de complexes et d’ennui dans la grande ville. Pendant ce temps, Akiyo se prostitue mais n’aime que Kikuchi, un jeune homme déjà engagé ailleurs, pour lequel elle est au bord du suicide. La dernière héroïne, une petite fliquette à tresses, se demande si elle est capable d’aimer. Elle noie son désarroi dans la bière.

Si Strawberry Shortcakes ne fait aucun cadeau narratif au lecteur (ça finit… ni bien ni mal), il est surtout un voyage intérieur au cœur de l’âme de ces jeunes femmes, et c’est là sa plus grande beauté. L’homme qui voudrait savoir ce qui se passe dans nos têtes n’a plus qu’à lire Kiriko Nananan.

Il n’existe que quelques albums traduits en français, et ils sont tous publiés chez Sakka.

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Classé dans Ma vie littéraire

La simple vie de Monsieur K

Kieslowski

Krzysztof Kieslowski

Le panthéon de mes cinéastes préférés se situe depuis longtemps Outre-Rhin. Wenders l’Allemand, Tarkovski le Russe et Kieslowski le Polonais ont tous laissé leurs plus grands chef-d’œuvres dans les années 70-80. Du trio, un seul reste parmi nous, le créateur des anges aux ailes du désir, flottant dans le ciel de Berlin. Tarkovski et Kieslowski continuent sans doute à regarder, attendris, l’espèce humaine se débattre  dans sa condition minuscule.

Krzysztof Kieslowski, mort prématurément en 1996, se fit aimer passionnément du public français avec son film La Double Vie de Véronique (1991), dans lequel Irène Jacob (lumineuse) interprète une jeune femme polonaise et son alter ego français. C’est ce film qui me fit découvrir l’auteur du Décalogue, de Bleu, de Blanc, de Rouge, de Sans fin, de L’amateur et de tant d’autres films époustouflants. Il laisse derrière lui aussi quelques conversations recueillies dans Le cinéma et moi, aux éditions Noir sur Blanc.

Le réalisateur y donne quelques clefs sur ses films, sur sa vision de la Pologne, sur son dégoût de la politique, son amour fou des spectateurs. Il s’exprime avec une sobriété presque déroutante, sans omettre de multiplier les paradoxes. Kieslowski semble aussi complexe que ses films et pourtant, il menait une vie parfaitement simple, en accord avec ses principes. Il prétendait aussi faire des films modestes – et pourtant, leur subtilité n’a pu échapper à aucun spectateur!

Kieslowski raconte son double échec au concours d’entrée de l’école de cinéma de Lodz (avant d’y être reçu la troisième année), son amour râleur pour la Pologne (« J’en veux beaucoup à ce pays : j’y suis né et je ne saurai jamais le quitter »), et parle de son cinéma avec une grande humilité : « Je ne fournis aucune réponse car je n’en connais pas ».

Et pourtant, le secret de ce que les autres estiment être son génie, il le donne malgré lui. Lui qui s’estimait sans talent, il a tout de même « enrichi le portrait de l’être humain d’une dimension supplémentaire, celle des pressentiments, des intuitions, des rêves et des préjugés, en un mot, de la vie intérieure. » C’est ce qui fit l’immense succès de La Double Vie de Véronique. Un film qui pour moi changea le visage du cinéma, parce qu’il apportait la grâce, tout simplement.

Le Cinéma et moi est une merveilleuse plongée dans le cœur tendre et bourru du grand réalisateur polonais. Grâce à la collaboration de sa fille Maria, le lecteur découvre des photos de famille, le visage du jeune Krzysztof à l’école de cinéma, ou, pour finir, le Kieslowski plus âgé, au beau visage fatigué mais toujours émerveillé par la vie, se promenant… au Père Lachaise.

Pour clore le livre, l’éditeur a choisi une conversation du cinéaste avec des lycéens enregistrée quelques jours avant sa mort. Une discussion pleine de grâce et d’humour entre générations, qui révèle encore plus profondément le regard plein de tendresse de Monsieur K sur ses semblables.

lecinemaetmoi

Krzysztof Kieslowski, Le Cinéma et moi, éditions Noir sur Blanc, 25 euros

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Classé dans Cinéma

Femmes-serpents

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Marie N’Diaye

Marie N’Diaye est une auteur française née d’un père sénégalais. Elle écrit depuis qu’elle a douze ans et cette longue habitude de la plume, aussi bien pour le roman que pour le théâtre, s’est muée en un style unique et forcément très travaillé. C’est ce qui lui a valu d’entrer au répertoire de la Comédie Française à Paris avec sa pièce Papa doit manger.

Mais c’est aujourd’hui d’une autre pièce – tout aussi majeure à mon avis – que je veux vous parler : Les serpents, publié aux Editions de Minuit en 2004. Ou comment trois femmes, la mère (Madame Diss), l’épouse (France) et l’ex-femme (Nancy) d’un homme qu’on ne verra jamais, font leur nid de serpents autour de la cellule familiale et du souvenir d’un enfant mort appelé Jacky. L’homme, si on ne le voit pas, est omniprésent dans les bouches de ces femmes qui le redoutent, l’aiment et le méprisent. Il apparaît tantôt noble et original, tantôt violent, égoïste et responsable de la mort de son fils.

Le petit Jacky, donc, est mort parce qu’il devait nourrir les serpents dont le père lui avait confié la garde. Qui est coupable? Personne et tout le monde à la fois. On se dispute pour racheter le souvenir, pour obtenir quelque chose de cet homme – de l’argent, la place au foyer auprès de lui, la liberté.

Ces trois femmes, finalement, sont les figures multiples de l’émancipation féminine. Mme Diss, la belle-mère, veut vivre comme un homme. Très belle, même âgée, elle croque les types, fait des dettes pour ses frais de toilette, et alors? Elle veut du fric. Nancy, l’ancienne épouse, a fui la cellule familiale pour réussir en ville, monter un magasin et devenir quelqu’un. Et alors? Elle aurait voulu donner tout ça à son enfant, mais il est mort. Elle veut reprendre sa place près de son ancien mari. France, la nouvelle épouse, veut sa liberté. Il est probablement trop violent, cet homme, elle veut fuir, comme une clocharde, être à soi. Nancy et France échangeront leurs places. L’homme croit que par sa position d’homme, il dirige, mais en vérité il n’a rien à dire.

Le texte de Marie N’Diaye propose une langue de théâtre lyrique et imprégnée des rythmes terriens du Sénégal, environnée par les couleurs sèches des champs de maïs. Il y a dans ces statures très droites de femmes marquées par le destin, le goût de la tragédie grecque.

C’est une oeuvre dramatique superbe, et Marie N’Diaye a aujourd’hui le plaisir de la voir traduite pour le public allemand aux Editions Merlin Verlag.

Ce n’est pas la première fois que l’apport des auteurs d’origine africaine à la langue française me frappe. Tandis que l’hyper-réalisme prévaut depuis longtemps chez les auteurs français métropolitains, bien des auteurs issus de la triste colonisation ont apporté une couleur sophistiquée, maîtrisée et grandiose à tout ce qui touche leur plume. L’occasion de relire Léopold Sédar Senghor et Aimé Césaire, mais aussi de découvrir l’extraordinaire Moussa Konaté qui écrit, comme Marie N’Diaye, pour le théâtre.

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