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Reine Kiki


Alice Prin, dite Kiki

Ah, Montparnasse!

Kiki était la muse de Man Ray, de Foujita, de Desnos… Elle était tourbillonnante, gironde et sans complexes! C’était les années 20 à Paris, l’époque où les peintres brisaient des chaises dans leur fourneau pour réchauffer les modèles nus et frissonnants.

J’avais, depuis longtemps, très envie de lire la BD Kiki de Montparnasse de Catel & Bocquet. Catel, dessinatrice, nous fait le portrait magnétique de Kiki aux cheveux noirs, tandis que Bocquet, l’homme à la plume, garnit la bouche de la belle avec les mots fleuris des titis de Paris.

Kiki était l’insouciance même, et but son existence jusqu’à la lie. Elle qui fut la Reine de Montparnasse, l’amie des plus grands artistes de ce monde, rencontra son destin tragique de cigale au détour d’une bouteille de trop et d’une cure de désintox ratée. Pour suivre son cercueil, des amis d’autrefois, il n’y eut que le peintre Foujita, ami fidèle jusque dans la déchéance.

Cette bande-dessinée passionnante nous entraîne avec vivacité dans le monde intérieur d’une femme de la bohème, et dans l’univers fantastique des artistes de Montparnasse. Le dessin et la forme sont assez classiques, mais conviennent bien à cette biographie d’une muse. Il est en effet difficile d’imposer un style trop appuyé, lorsque les personnages sont eux-mêmes des peintres dont la patte est connue dans le monde entier : Foujita, Kisling, Duchamp, Man Ray, Soutine, ou des auteurs dont les mots surréalistes et dadaïstes n’ont pas d’égal : Desnos, Breton, Roché, Tzara. A cet égard, Catel et Bocquet font preuve d’une humilité qui sert fort bien leur propos de biographes et de conteurs d’histoires du passé. Le dessin est fidèle à ses modèles célèbres, et le scénario semble parfaitement documenté.

Bonus : le livre est assorti, à la fin, d’une série de courtes biographies des artistes de Montparnasse cités dans la bande dessinée.

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Jeune et Jolie au Japon

La première fois que j’ai découvert Kiriko Nananan, c’était il y a deux ans. Je vivais une histoire d’amour douloureuse. Alors, bien sûr, le titre d’un manga (moi qui n’en lit jamais) à la couverture orange et noir m’intrigua : Amours blessantes. Et plus encore, les grands aplats de noir, blanc et gris, les gros plans sur des détails étonnants des corps et des décors.

Kiriko Nananan a 37 ans, elle est mangaka. Elle écrit et dessine pour un journal pour jeunes filles au Japon. Son univers est plus proche de Virgin Suicides que des sempiternels mangas sur fond de branche de pommier. Toutes ses histoires sont celles d’adolescentes amoureuses, sensuelles et sexuelles, parfois violemment confrontées aux conséquences de leur beauté et de leur jeunesse. A Tokyo, beaucoup d’étudiants (garçons et filles) se prostituent pour subvenir à leurs besoins. Kiriko Nananan ne juge jamais ses sujets. Elle est à peine plus âgée qu’eux lorsqu’elle commence à publier dans le magazine Garo, en 1993. Tous ses shôjo (BD pour adolescentes) sont profondément générationnels et cependant, aucun d’entre eux ne peut être réduit à l’expression seule d’une époque. Qu’on relise Jane Austen, par exemple, et on y trouvera les mêmes inquiétudes et les mêmes thèmes éternels : une jeune femme confrontée au passage à la maturité sexuelle et à l’indépendance financière.

Ce qui frappe chez Nananan, c’est d’abord cette façon d’envisager ses planches, qui ressemblent à un story-board de film d’auteur. Les plans sont rapprochés. Il n’y a pas d’axe des regards. La plume de la dessinatrice choisit de dévoiler une nuque, puis un genou, puis un mégot de cigarette dans un cendrier, avant d’aller rêver un moment devant un paysage de sable et de mer où se tient, immobile, une pelleteuse. Les bulles de dialogue sont bien plutôt l’expression d’une pensée intérieure – voix-off poétique à la ligne aussi claire que les dessins de Nananan.

Blue est un des plus beaux albums : histoire d’amour pudique, entre deux adolescentes livrées aux premières duretés de la vie sexuelle et de la dépendance passionnelle. Comme les autres histoires de Nananan, Blue est hautement graphique, mystérieux et universel. Dans les peintres de l’adolescence, Kiriko Nananan se place à côté de Sofia Coppola et de ses jeunes filles en fleurs désespérées mais si belles à regarder. Moins dure qu’un Larry Clarke ou qu’un Gus Van Sant, mais sans doute plus juste, au plus près de la douceur d’une fille de 16 ans qui cache ses tourments métaphysiques sous une eau de toilette délicate et la fraîcheur… d’une fleur de pommier.

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La recette secrète de Satrapi

J’ai adoré Persépolis de Marjane Satrapi. Comme absolument tout le monde. S’il se trouve, parmi les lecteurs de ce billet, des détracteurs de Persépolis, qu’il fassent entendre leur voix, car je n’en ai pas rencontré UN SEUL jusque là dans ma courte vie, ce qui est tordu !
Or, voilà que je tombe sur Poulet aux prunes, sorti courant 2007 chez L’Association (formidables éditions qui renouvellent complètement l’idée de la BD), toujours écrit et illustré par Marjane Satrapi. Je me jette dessus. Je sens que ce poulet-là, ça va être un sacré morceau, encore un régal qui va me faire rire et pleurer toutes les deux pages, encore ces lignes noires et blanches, cette encre simple à l’esthétique pure et efficace, cette plume mordante et optimiste.
Alors au début, voilà, bon, c’est l’histoire d’un musicien qui veut mourir parce que sa bonne femme lui a cassé son târ (instrument traditionnel d’Iran qui ressemble à une sorte de luth). On le trouve fort désagréable, le bonhomme. Salaud avec sa douce, salaud avec ses mômes, salaud avec son frère, etc. Je commençais à me dire que Marjane Satrapi me touchait bien plus lorsqu’elle ne parlait que d’elle-même. Ce type qui se laisse périr parce qu’il n’arrive plus à jouer, cela me paraissait pousser le bouchon artistique de la folie un poil trop loin.
Soudain, tout à la fin du livre, l’ange de la mort (Azraël) est venu éclairer tout ça. En rendant visite à sa prochaine victime, il jette une lumière étonnante et caustique sur la vie. Voilà Azraël qui philosophe avec humour et philanthropie. Et notre héros musicien qui, en une petite phrase, regrette soudain de devoir mourir :
– Il est un peu tard pour moi pour faire marche arrière ?
– Il n’est pas « un peu tard », mon cher ami, il est « trop tard » !
s’exclame l’ange en tournant les talons, sans la moindre once d’ironie, mais, au contraire, plié sous le poids du chagrin.
Grâce à cette scène subtile, tous les éléments du puzzle se mettent en place. La douleur de notre musicien, c’était un amour raté – une femme qu’il recroise dans la rue par hasard, la femme de sa vie qu’il n’a pas pu épouser. Voilà quel était sa véritable blessure : le târ n’était qu’un prétexte. La femme a fait semblant de ne pas le reconnaître. A l’enterrement du joueur de târ, elle est là, figure humaine parmi les ombres noires, et l’ange de la mort la regarde, étonné.

Ça tient en deux coups de crayon. Tout le génie de Satrapi est là. Une force d’évocation qui se passe de fioritures. Une tragédie s’est jouée là, dans cette toute petite bande dessinée en noir et blanc. Roméo et Juliette. Bérénice et Titus. On croyait que Satrapi allait nous parler des affres de la dépression, elle nous a conté une gigantesque histoire d’amour dans laquelle la femme aimée n’apparaît presque pas. Quelle sobriété dans la recette toujours aussi mystérieuse de Marjane Satrapi ! Voilà un Poulet aux prunes dont Messieurs Lévy et Musso pourraient prendre de la graine…

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