Cracovie – deux artisans du divin

Stanislaw Wyspianski, Autoportrait, 1903

Carnet de voyage polonais, feuillet n°5.

Jeudi 7 janvier 2010, Cracovie.

Oh, craquante Cracovie! C’est l’hiver, des tonneaux entiers de flocons se déversent des nuages. Pourtant! Ici, dans les adorables rues de la capitale de la Petite Pologne, j’ai l’impression que le soleil s’est introduit partout, que tout rayonne! Les Cracoviens sont beaux comme leur ville. Ils sourient – fait rare d’après mon expérience varsovienne. Et ils parlent tous un peu d’anglais. Cracovie est une perle d’élégance. Une aristo épicurienne.

La place centrale, avec ses maisons aux façades jaunes, brunes ou roses, est merveilleuse. L’église qui s’y trouve s’appelle Notre-Dame Sainte-Marie. Elle abrite l’une des œuvres d’art les plus époustouflantes que j’aie jamais vues de ma vie, le retable de Veit Stoss.

Seul, absolument seul, Veit Stoss a sculpté un retable monumental dédié à la Vierge, à la fin du XVe siècle. Les saints et les anges, encadrant Marie, sont tous gigantesques, vêtus de draps d’or éclatants. Chaque mouvement de drapé est sculpté avec une maîtrise fascinante. Tout autour, des peintures murales rayonnent de couleur et de motifs floraux ; le haut plafond de l’église gothique est d’un indigo formidable, parsemé d’étoiles d’or ; les vitraux, hauts et minces, éclatent dans des tons oranges et jaunes.

Véritablement, on ne sait où poser les yeux devant tant de beauté. Le plus incroyable, c’est que cette profusion de sublime est parfaitement ordonnée. A l’image d’un monde parfait, créé par Dieu, à la fois incroyablement multiple, et réglé comme une mécanique parfaite. Mais cette église, me dis-je aussi, est la maison d’un roi. En aucun cas, celle de Dieu, ni celle du peuple. Ce n’est pas le sanctuaire où le croyant peut se réjouir de faire partie de la Création. Il ne peut que lever les yeux sur l’écrasante grandeur qui le dépasse. Ce qu’on lui demande d’adorer, c’est le pouvoir, pas Dieu. (Et le Vatican, me dis-je, poursuit cette hérésie aujourd’hui encore. Je préfère me recueillir dans la rue Prozna, même s’il y fait froid.)

Mais Cracovie a le don de la contradiction heureuse. Au moment où, aveuglée par la beauté du retable de Veit Stoss, je me sens toute petite et misérable, je tombe sur une carte postale. Un visage comme illuminé par la grâce : quelques traits de pastel, des yeux de feu mangés par une vie spirituelle intense, une tête pâle en lame de couteau. Stanislas Wyspianski, autoportrait. Qui est ce peintre? Je suis saisie. Qui est-ce? Qui est-ce?

Il a un musée rien qu’à lui, à Cracovie. Haletant dans la neige qui ne cesse de tomber, je m’y rends presque en courant. Ce portrait! Depuis si longtemps, je baille dans les musées et les galeries, et là, sur une carte postale, ce visage, cette vie ! Le musée est magnifique, installé dans une maison Art Nouveau. J’apprends que le peintre est l’un des plus grands artistes polonais. Il était aussi écrivain, dramaturge, décorateur dans la veine Art Nouveau, et… graphiste. Il inventa sa propre police de caractères ! La peinture de Wyspianski, ses pastels et ses dessins, sont tous colorés en transparence. Le trait est souple, voire ondoyant, et rappelle un Van Gogh, surtout dans ses paysages. Les deux peintres sont d’ailleurs contemporains. Wyspianski est né en 1869.

Le peintre polonais s’est beaucoup attaché à représenter sa famille. Dans son travail transparaît l’amour qu’il porte à sa femme et à ses enfants. Sans flatterie aucune, mais avec une attention protectrice, il étudie les expressions spontanées de sa petite Helenka, sa fille aînée, à moitié endormie, les yeux pâles et lourds, la tignasse en broussaille comme une auréole autour de la tête rose et douce, la bouche, entrouverte, présente. Ses fils adolescents, boudeurs, au-dessus d’une assiette de soupe. Comment fait Wyspianski pour saisir ces expressions au vol, avec un crayon seulement, là où l’homme du XXe siècle aurait saisi un appareil photo?

Wyspianski n’était pas polonais pour rien, il était évidemment catholique convaincu. Mais sa peinture religieuse n’a rien à voir avec les représentations grandioses du retable de Veit Stoss. Wyspianski peignit lui aussi des décorations d’église. Anges et saints y sont souples, humains, et possèdent cette même transparence charnelle que les portraits familiaux du peintre.

Je dois laisser la merveilleuse Cracovie. J’emporte la carte postale, l’autoportrait de Wyspianski. Le beau Stanislas voyage dans mon carnet de notes, avec ses yeux perçants, son regard bouillant de visionnaire ascétique et philanthrope.

Je suis triste de quitter la ville, mais celle-ci semble me faire un clin d’œil… sous la forme d’un tunnel.

23 Commentaires

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23 réponses à “Cracovie – deux artisans du divin

  1. Je viens d’aller faire une petite recherche d’images et l’église ainsi que le retable sont impressionnants ! Toutes ces couleurs, ces motifs, cette luminosité !

    Quant à Wyspianski, que je ne connaissais pas du tout, il semble avoir été un véritable caméléon : art nouveau, impressionnisme, expressionnisme, illustration typée slave, il y a de tout chez lui. De ce que j’ai vu en vitesse, j’apprécie particulièrement certains de ces (auto)portraits, dont celui reproduit dans ton billet, et ses oeuvres d’inspiration mythologique ou religieuse. Et ses vitraux sont fascinants ! On dirait déjà une esthétique comics/sf avec tout ce dynamisme des formes, ces grands applats de couleur, ces contrastes et cette mise en scène du sujet : http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/d/d5/Henry_II_the_Pious%2C_stained_glass_by_Wyspia%C5%84ski.jpg

  2. Le 3 janvier dernier à 04h40, France 2 a rediffusé un documentaire sur les vitraux de Cracovie. Comme d’habitude, il faut être insomniaque pour pouvoir se cultiver.

  3. Le 3 janvier dernier à 04h40, France 2 a rediffusé un documentaire sur les vitraux de Cracovie. Comme d’habitude, il faut être insomniaque pour pouvoir se cultiver.

  4. Cracovie
    Cracovie
    ça donne envie de le voir ce peintre
    et cet autoportrait est tout à fait singulier
    simple
    fin
    Cracovie
    il va falloir que je te découvre

  5. De cette église j’ai comme souvenir le contraste de ces dorures à la grisaille de l’architecture
    j’avais été plus enthousiaste par le marché

  6. Tes descriptions sont vraiment belles et impressionnantes: quelle mémoire pour se souvenir de tant de détails! A la fin, j’étais presque aussi triste que toi de quitter cette ville magnifique dont je n’ai entendu que du bien et la cathédrale qui a l’air sublime. C’est vrai qu’en regardant cet auto portait de Wyspianski, j’ai tout de suite pensé à Van Gogh et merci de m’avoir fait découvrir cet artiste extraordinaire. On a bien de la chance de voyager avec toi. Je partage ton sentiment d’ennui devant tant de galeries qui sentent la poussière avec ces mêmes collections et je pense que les pays de l’est ont vraiment des musées superbes, comme à Prag par exemple. Je t’embrasse chère Magda!

    • Tu es adorable! ton commentaire me va droit au coeur. Il faut que tu voies Cracovie, c’est si près de Berlin! Moi même, je me suis jurée d’y retourner bientôt. Au printemps cette fois… car le froid polonais est aussi cruel que le nôtre, ici à Berlin…

  7. Faustine

    Magda… mille merci de m’avoir fait découvrir Wyspianski. Je cherchais justement un sujet de thèse :)
    C’est vraiment fantastiquece qu’il a fait!

  8. Oui une ville sublime avec pour moi aussi l’étourdissement ébaudi de la place du marché.

    En fait de toutes les places du marché des grandes villes de Pologne.

    Un tunnel Magda ? Non, la sortie du tunnel oui.

  9. À chaque fois que je lis ici, j’ai des fourmis dans les pieds, celles de l’envie de partir un peu et de découvrir aussi ce que tu racontes… Pour l’instant, je reste avec mes fourmis mais un jour viendra !

  10. J’attends non sans quelque impatience la suite de ton périple polonais.

  11. taktblog

    Beau billet ! Maintenant je rêve d’aller à Cracovie ! Une destination de plus à la longue liste de mes voyages projetés ! Je pense que je ne vais pas pouvoir repartir de suite ceci dit…
    Même si le nord et l’est m’attirent plus, mon prochain séjour sera chez mon frangin en Galice et au Portugal, ça s’impose !

  12. Un tunnel à ton nom ! La classe… bientôt une station de métro puis un aéroport !

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