Etre là

Manifestation contre Mediaspree à Berlin en 2009

Samedi après-midi à Berlin, un mois de juin où le temps se fait enfin divin! Qui veut aller avec moi à la manifestation contre Mediaspree? Personne. Mon chéri est en tournage. Les autres veulent buller dans des parcs, loin de la circulation, un bouquin à la main. Bien leur en prennent. Je ne leur jetterai pas la pierre. Pour qu’ils puissent continuer à buller dans des espaces publics verts et fleuris, pour qu’ils puissent continuer à boire des coups dans des bars le long de la Spree (le fleuve de Berlin), je vais manifester aujourd’hui.

Et je ne suis pas seule. Nous sommes plus de 1500 manifestants à protester contre ce projet urbain qui vise à construire un immense pôle de communication sur les bords du fleuve, en lieu et place des friches qui s’y trouvent. Nous ne ferons plus la fête au Bar 25, nous ne lirons plus nos BD sur le sable, nous n’aurons plus cette vue superbement poétique sur des rives nues, désertées de toute forme de commerce. Au lieu de cela, nous serons tous stagiaires à 400 euros chez MTV, Universal, O2 et toutes ces entreprises censées « créer des emplois ». Tout autour de ces hideuses constructions, la vie deviendra chère, on boira des cocktails aseptisés avec les touristes pour 15 euros, on mangera dans des McDo et on écoutera des produits MTV, Universal et O2 sur nos Ipod. Voilà ce qui attend Berlin, si l’on ne fait rien.

L’an dernier, déjà, ils ont réussi à fermer le Bar 25 dont je vous parlais ici. Le Bar 25 était pourtant devenu un haut de lieu de la fête, de la hype, et donc du tourisme festif. Pour être claire : il rapportait beaucoup de fric, faisait tourner beaucoup d’emplois, et contribuait au rayonnement de Berlin à l’étranger. Pas de guide Lonely Planet sans son chapitre sur le Bar 25. Un immeuble MTV saura-t-il susciter le même enthousiasme?

Jolie manif. Pacifique, joyeuse. Dans leur camion sonorisé, les organisateurs s’adressent aux passants dans la rue, les invitant à nous rejoindre. Ils expliquent pourquoi la construction d’édifices destinés à abriter ces grandes entreprises américaines va faire grimper les loyers des riverains, va chasser la vie de quartier et la remplacer par des séries de cantines pour businessmen sous-payés. Les looks des manifestants : robe d’été blanche-sandales en cuir ; minishorts-collant lacéré; punk sans chien ; chapeau melon-minijupe ; hauts-de-forme ; masques d’animaux ; intello sans style ; vieux beau rocker ; hippie sur le retour. Jean-baskets, souvent, beaucoup.

A la craie de couleur, sur le bitume, nous écrivons dans toutes les langues des slogans pacifiques. « Les rives de la Spree pour tous » est celui qui domine. La police nous accompagne, toute de verte vêtue. Cohabitation harmonieuse. A toutes les fenêtres, les mamas turques du quartier de Kreuzberg nous scrutent, voilées et dubitatives. Les serveuses du fast-food asiatique sont sorties pour nous regarder passer, la casquette du restaurant vissée sur leurs têtes.

Nous arrivons à l’Oberbaumbrücke, le pont où doit avoir lieu la fête de clôture de la manifestation. Il est prévu que des artistes se livrent à quelques performances politiques. Des cuisiniers turcs ont installés leurs stands de délices pour nous accueillir. Mais la police en a décidé autrement.

Maquette du projet Mediaspree à Berlin, vue depuis le pont Jannowitz

La musique, turque et électro, ne plaît plus aux uniformes verts. Ils veulent se saisir de nos hauts-parleurs fixés sur le toit de la camionnette. Dans le camion, l’organisateur crie : « Protégez les hauts-parleurs! » Nous nous jetons massivement sur le véhicule. J’aime toujours être au début de la manifestation, et je me suis retrouvée à deux centimètres des pares-chocs lorsque les policiers ont décidé de repousser le camion en sens inverse, au risque d’écraser certains d’entre nous. J’avais justement dans mon dos une manifestante en fauteuil roulant.

Ils poussent le camion, mais nous résistons. Alors ils commencent à taper. A partir de là, je n’ai plus vu grand-chose. Les gaz qu’ils nous balançaient me firent tant tousser que je dus reculer de 50 mètres. J’esquivai de justesse le jet d’eau qu’ils ouvrirent sur nous, mais peu d’entre nous eurent cette chance. Quand je reprends mes esprits, autour de moi, c’est la détresse. Ces hommes de trente ans, si vigoureux, à genoux, tremblant de tous leurs membres sous l’effet du gaz lacrymogène, et se laissant nettoyer les yeux à l’eau en bouteille par d’autres manifestants : je ne les oublierai jamais. Je me suis demandé si les policiers avaient honte, à cet instant-là, ou s’ils jouissaient de leur puissance.

Tout ça pour une paire de hauts-parleurs ficelés sur le toit d’une camionnette pourrie.

Un peu plus loin sur le trottoir, mon ami Steve, venu sur le tard avec des remords, a vu une jeune fille se prendre une baffe en plein visage par la police. Lorsqu’elle est tombée à terre, ils l’ont laissée là, comme ça.

Et on ne me fera pas le coup des casseurs. Il n’y en avait pas.

Je me demande si cette police-là protège les citoyens, ou l’idée, vague et communément admise, d’une « loi ». Quelle loi? Celle de l’État – donc des citoyens – ou des méga-firmes qui produisent la daube qu’on nous force à écouter à l’Eurovision, au supermarché, partout?

C’est ainsi qu’on crée les révoltes. Par la connerie.

Ils n’auraient pas dû arrêter notre fête, ils n’auraient pas dû arracher nos hauts-parleurs, éteindre notre musique, nous empêcher de dessiner et d’écrire à la craie sur les trottoirs, de manger de la cuisine turque et de croire, ensemble, tous, qu’on est là, qu’on a un pouvoir de décision. Quand, à force d’imbécilité, le divorce des générations sera consommé, la jeunesse ne pourra plus s’adresser à ces grandes entreprises pacifiquement. Et là…

L’appel à la résistance, en anglais, sur ce site : http://www.urbanartcore.eu/board-mediaspree-create-free-spaces/

15 Commentaires

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15 réponses à “Etre là

  1. ça craint vraiment tout ça
    moi je pense que les flics sont pas vraiment utiles dans ces situations, et oui ils jouissent de leur pouvoir, ils aiment se défouler.

    Je suis triste de voir tout cela de loin, je trouve cette situation grave, et dire que l’on veut juste avoir des espaces de liberté.

    • Exactement : juste des espaces de liberté. Il y a eu un référendum sur Mediaspree, 87% des votants ont rejeté l’idée. Mais eux (les investisseurs, l’Etat, la Mairie), ils se torchent avec les décisions des citoyens allemands.

      Quant à la police… j’ai tenté de leur parler, j’ai demandé : pourquoi faites-vous ça? Ils regardaient dans le vide, derrière moi. Comme si j’étais transparente.

  2. Tu sais, surtout à Berlin, la police n’a plus vraiment besoin d’excuse pour intervenir pendant une manif. D’ailleurs d’après les médias celle-ci était tout à fait tranquille et dans la norme, notamment en matière d’intervention policière. C’est une réalité bien triste.
    Et pour répondre à ta question sur le rôle de cette police-là : Non, ce n’est pas celle qui est censée protéger les citoyens au quotidien. Ce qui n’excuse cependant en rien les comportements agressifs des policiers présents lors des manifs (et ceux de Berlin ont la réputation d’être particulièrement belliqueux).

    • Mais le plus drôle, alors, ce sont ces fonctionnaires portant des gilets jaune fluo « Anti Konflikt Team ». Ils étaient là quand on chantait, qu’on dessinait à la craie, et que les flics nous filmaient au caméscope en rigolant de nos comportements de gamins hippies. Ils n’étaient plus là quand ça a commencé à castagner. Volatilisés, les « anti-conflits »…

  3. @ Stéphane : alors il faut que tu viennes à Berlin! Car moi je ne bouge pas d’ici pour un moment…

  4. Quelle horreur ce projet! Rien que la maquette me donne des frissons; cela ne m’embête pas d’éviter Mitte pour boire un coup où tout est devenu si touristique et cher mais perdre les bords de la Spree où si c’est agréable, non. Je me souviens que J. a fait des photos en 2006 avant l’O2 World et d’autres constructions affreuses; je me sens nostalgique en les regardant et personnellement je boycotte ce stade anonyme et moche.

  5. Ce que tu écris là me fait penser à toutes ces villes sur lesquelles soufflait un bon vent de liberté et de folie et qui se retrouvent peu à peu encadrées, tempérées par les pouvoirs publics… Barcelone, Lisbonne, ça commence à se resserrer. Mais quel plaisir de lire ta description de la manifestation, ce phénomène totalement inconnu au Canada. Et d’ailleurs, dans ma belle ville de Vancouver, une loi va interdire à tout le monde de fumer à l’extérieur, dans les parcs, dans la rue, à la plage, etc. Le comble, dans la capitale canadienne du joint !

    • Quoi?!!! C’est le comble de l’hypocrisie… empêcher les gens de fumer à l’extérieur, comme si ça pouvait déranger qui que ce soit… comme si les compagnies qui vendaient le tabac n’étaient pas parmi les pires lobbyistes de la planète, de mèche avec tous les gouvernements depuis belle lurette… Mais non, c’est toujours les citoyens qui trinquent. Aberrant! On se croit au bon vieux temps de la prohibition. C’est parfaitement ridicule.

  6. Pia

    triste récit ! Mais juste cause (ceci venant d’une Parisienne qui voit, impuissante, sa ville se transformer en musée géant, et qui médite sur la question dans des bars en toc où le demi coûte quand même 4 euros 50…)

    • Paris est désespérant… même s’il reste des initiatives, c’est comme si la ville était de toute manière trop petite! et tellement intouchable comme tu le dis… les rues sont des oeuvres d’art… et alors? moi aussi, je veux dessiner! peut-être que les Parisiens vont se fossiliser, à terme…

  7. Et bien, quel témoignage. Ce matin j’en ai froid dans le dos car n’est-ce pas symptomatique de comment les libertés partout se rétrécissent ? Nos libertés sont de plus en plus bridés et le pire, c’est l’impunité évidente que confère le pouvoir de l’uniforme. Qui sont les voyous ici, je vous le demande ? Faites attention tout de même Magda, car hélas un mauvais coup est vite attrapé et de certains on ne se remet pas !

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